vendredi 12 août 2011

Les mille et un secrets du livre


12-08-11 à 10:27 par Le Nouvel Observateur 4 réactions

Quelle est la circonférence du point ? Comment les éditeurs corrigent-ils sans relire ? D'où vient le Times New Roman ? Trois tomes, des milliers de pages, des centaines d'auteurs: le «Dictionnaire encyclopédique du livre» est un trésor. Jacques Drillon en a tiré de précieuses informations

Massicot, Garamont, Balzac, Céline, Duras et les autres.  (c) Frédéric Bertrand

Massicot, Garamont, Balzac, Céline, Duras et les autres. (c) Frédéric Bertrand

La grande «Histoire de l’édition française» (1982-1986) et la grande «Histoire des bibliothèques françaises» (1989-1992), n’avaient pas suffi. Une énorme équipe (349 auteurs pour le premier tome, qui va de A à D) fut rassemblée par les éditions du Cercle de la librairie pour mener à bien cette encyclopédie qui prend le livre «sous tous ses aspects, techniques, intellectuels et esthétiques, voire juridiques et politiques», dit le préfacier Henri-Jean Martin.

En sorte qu’on y passe des heures, et qu’on va de merveille en merveille. D’autant que les articles ne sont pas seulement intelligents et informatifs, mais souvent engagés: l’objet Livre ne se fût pas accommodé de tiédeur académique. En sorte qu’on a pioché, feuilleté, lu ; arraché mille informations, mille anecdotes, mille chiffres, dont voici le meilleur, empilé sans souci d’ordre, ni de cohérence. Des «choses comme ça», pour l’amour des listes innocentes et muettes.

Jacques Drillon

Ce qui, traditionnellement, est puni par la loi avec le moins de sévérité: le vol de livres. Pour avoir subtilisé 23600 imprimés et manuscrits dans 268 bibliothèques de 45 Etats américains (20 millions de dollars 1990), Stephen C. Blumberg a été puni de cinq ans et onze mois de prison.

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Les 724 numéros d’Apostrophes, animés par Bernard Pivot.

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Un genre littéraire tombé en complète désuétude: les physiologies. «Physiologie du goût», de Brillat-Savarin, «Physiologie du mariage», de Balzac. Physiologies des métiers, des lieux, des bals, des théâtres, des caractères, des sentiments… Petits ouvrages reconnaissables, peu chers, de style assez constant (du type «spirituel»). Entre 1841 et 1842, douze nouveautés par mois.

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Un des rares secteurs de l’édition qui soit en expansion: le livre pratique.

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Le papier de Rives. Rives, c’est une ville: Rives-sur-Fures (Isère). Sa papeterie existe depuis le XVIe siècle: papiers «à registre», papier de sécurité (billets de banque).

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Un in-folio (in-f°), un in-quarto (in-4°), un in-octavo (in-8°). Cela s’arrête là. Ensuite, comme on ne sait pas dire douze en latin, on dit in-douze, puis in-seize, et ainsi de suite. On ne sait pas non plus s’il l’on écrit des in-quarto ou des in-quartos, tant pis. Tout cela fait référence au nombre de pliages. Lorsqu’on relie des feuilles non pliées, on obtient un in-plano. C’est très grand. Si on plie les feuilles en quarts, un in-quarto. En seizièmes, un in-seize. Il y a aussi in-jésus, in-raisin, in-colombier, in-cavalier, in-soleil…

On raconte qu’une feuille de papier, quelle que soit sa taille, ne peut pas être pliée en deux plus de sept fois. Calomnie? Racontar, idée reçue, comme le fer dans les épinards? Essayons: un Kleenex en boîte ne peut être plié que six fois ; une feuille A3 ordinaire aussi, mais avec du mal. Une double page du «Monde» (supplément Avignon du 7 juillet 2011), on la plie sept fois, pas davantage. CQFD.

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Guillaume Massicot (ou Massiquot, 1797-1870), coutelier d’origine. A bénéficié du titre de «coutelier du duc de Bordeaux». On fait difficilement mieux, quand on a la passion des couteaux –si ce n’est finir académicien, ce qu’il fut aussi. Appeler un massicot un massicot, c’est faire une antonomase. Devenir posthumément figure de rhétorique, voilà qui est encore plus chic.

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Quand les typos font grève, cela s’appelle la mise-bas. Sont pas chiens, les typos.

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Les nouveaux manuels scolaires, envoyés gratuitement à 350000 enseignants, en moyenne.

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Le nez des éditeurs: en 1998, les droits de traduction de Harry Potter ont été achetés l’équivalent de 1500 euros. L’absence de nez de celui qui les a vendus à ce prix…

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La scriptio continua: tous les mots collés les uns aux autres (dans l’antiquité romaine et grecque). Le premier signe de ponctuation est le blanc. Loué soit l’inventeur du blanc.

La scriptio continua : écriture sans espace entre les mots (c) Frédérique Bertrand

Volumes et tomes. Le tome, c’est la division de l’ouvrage voulue par l’auteur ; le volume, c’est l’objet, le livre imprimé. La découpe de l’œuvre de Proust, à cet égard, laisse le lecteur perplexe. Mais voyons celle de l’«Histoire de la langue française» de Brunot et Bruneau (un ancêtre de Quignard, soit dit en passant), dans sa jolie reliure de cuir bleu. Ce volume est estampé «VI –Deuxième partie- 2». C’est la seconde partie de la deuxième partie du volume VI, lequel est le onzième de la collection complète, car il y a des volumes d’un demi-volume.

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La saisie offshore, délocalisée. Un souvenir de conversation avec un éditeur, qui racontait: On engage trois docteurs ès lettres patagons ou zoulous, peu chers, qui saisissent chacun la totalité d’un texte (encyclopédies, dictionnaires…) dans Word. Un logiciel dépiste les différences entre les trois saisies. Où sont les différences sont les fautes. Inutile de corriger les épreuves.

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Le pilonnage des prohibiti, qui se faisait en présence d’un officier de police. Claude-Henri de Feydeau de Marville, lieutenant, en prélevait quelques-uns, et s’est ainsi constitué une fantastique bibliothèques d’ouvrages séditieux.

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Le salé, qui est une composition typographique payée d’avance. Mauvaise pratique. Le typo ne finit jamais la commande, va au cabaret. Rétif de la Bretonne: «Le salé fait boire.»

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Le Times New Roman, caractère typographique inventé en 1932 par un dénommé Morison, pour le Times de Londres. Morison disait: «Un caractère n’est pas fait pour être vu, mais pour être lu.» A méditer le matin, à jeun.

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Le point pica, de 0,3514056 mm.

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Le pixel d’écriture, le pixel d’analyse, le pixel d’imprimante, le pixel d’écran.

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La rugosité d’un papier, qui se mesure bel et bien. On compte, en millilitre par seconde, le débit de la fuite d’air engendrée par la pression d’une couronne métallique rectifiée sur la surface de la feuille testée. Oui, très exactement.

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Succès d’estime, succès de scandale. Le million d’exemplaires de «L’amant», de Duras. Elle avait chez elle une grande photo de milliers de pingouins agglutinés et identiques. «Vous avez lu L’amant?» demandait-elle. Oui. «Alors vous êtes sur la photo.»

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Loi du 29 juillet 1881, article 1: «L’imprimerie et la librairie sont libres.»

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Bozérian, Douceur, Ruette, Picques, Thouvenin, Wiéner, Ruban, Legrain, Grolier, Dewattines, Estienne, Laferté, Padeloup, Dubois, Simier, Eve, Anguerrand… Tous relieurs.

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Taquer des piles de feuilles de papier: les cogner sur la table pour les aligner exactement. Il existe des taqueuses vibrantes. Se faire offrir une taqueuse pour son anniversaire.

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La matière première du papier: 54% de son prix de revient.

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Les ouvriers qui travaillaient à la culture du papyrus destiné à l’écriture: jamais des esclaves, toujours des hommes libres.

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En 1789 à Paris: 200 libraires, imprimeurs, fondeurs de caractères. Après la Révolution: 600. Sous le Consulat: 80.

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Le n°100 des «Ecrivains de toujours» (au Seuil), publié par Claude Bonnefoy en 1978, et consacré à Ronceraille, que nul ne connaissait. Et qui n’existait pas.

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Jean-Jacques Pauvert, apprenti vendeur à la librairie Gallimard, en 1942, à seize ans.

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La page de droite, «belle page» (celle où l’on place les publicités).

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Le péritexte: ce qui, dans le paratexte, n’est pas épitexte.

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Le Livre de Poche, lancé par Hachette en 1953 ; les Pocket Books américains, qui datent de 1939, les Penguin Books anglais, de 1935, l’Universal Bibliothek de Reclam, en Allemagne, de 1867 ; mais les premiers petits in-8° du Vénitien Alde Manuce datent de 1501. Pour faire entrer plus de texte dans une page, il a inventé l’italique.

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L’époque où le français était parlé par tant de monde qu’on dut implanter des imprimeries et des librairies «périphériques» (étrangères), pour répondre aux demandes locales –et diffuser les ouvrages interdits.

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Les journaux, qui étaient de deux sortes, dès le XVe siècle: il y avait l’occasionnel (qui relatait un événement qui venait de se produire), et le canard, qui racontait une histoire fabuleuse ou tragique.

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La réclame: quelques mots écrits en bas de page, et qui reprennent les premiers de la suivante –permettant ainsi de vérifier l’enchaînement des feuillets ou des cahiers. Balzac, qui donne au mot le sens de «publicité». Littré, pas content, qui le qualifie de «néologisme». Robert, qui le dit «vieilli».

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Les écritures égyptiennes anciennes: la «solennelle», d’abord, puis la «hiératique».

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La création, en 1980, d’un «oligopole à frange», autour du «duopole» Hachette et Vivendi/Universal. Ce duopole représente les 2/3 de l’activité de la branche.

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Les ouvriers typographes, qui ont fait grève pour être payés davantage lorsqu’ils avaient un nouveau Balzac à composer.

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Le classement que Thibaudeau a réalisé des caractères typographiques, en fonction de leur empattement (le trait perpendiculaire qui «termine» certaines lettres): l’égyptien (empattement quadrangulaire), l’elzévir (triangulaire), le didot (filiforme), l’antique (sans empattement). Et l’on vous passe le classement de Vox, en humanes, garaldes et réales.

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Le système d’encrage, avec rouleaux, cylindres: vingt, apparemment, des petits, des gros, collés les uns aux autres ; quant à déterminer dans quel sens tourne le dernier, heureusement qu’il y a une flèche sur le schéma.

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La surproduction de livres, en Italie dans les années 1470 (la première Bible de Gutenberg date de 1454): si importante que presque toutes les imprimeries vénitiennes firent faillite, sauf deux.

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Le papier à rouler JOB, inventé par Jean Bardou. Il avait placé un losange entre les initiales de son nom, JB, et tout le monde a lu JOB. Zig-zag, JOB et OCB sont produits par la même usine.

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Les manuscrit enluminés à l’encre d’or et d’argent. «Le parchemin se teint en pourpre, l’or se fond dans les lettres, les livres se parent de pierres précieuses, et c’est nu que le Christ meurt à leurs porte» (saint Jérôme).

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Le code ISBN, à huit chiffres. Plus le numéro de la langue, qui le précède, et une clé de vérification, qui le suit. Le numéro à huit chiffres comprend le code de l’éditeur suivi de celui du livre. Le numéro de l’éditeur est à deux chiffres quand il est important, à quatre chiffres quand il est petit: Gallimard: 07 ; Odile Jacob: 7381. En effet, Gallimard publie beaucoup plus d’ouvrages qu’Odile Jacob: il a besoin de six chiffres pour les numéroter. Odile Jacob a largement assez de quatre.

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Les premières machines à écrire Remington (1883, en France), qui ne permettaient pas de voir ce qu’on venait de taper.

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Les éditions Mame, qui imprimaient le missel du Père Féder, et ont vendu 500.000 exemplaires du Nouveau catéchisme.

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Hokusai, qui inventa le terme «manga», signifiant: image dérisoire.

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Les cinquante colonnes corinthiennes de la Bibliothèque Mazarine.

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L’«Encyclopædia Britannica», publiée par l’université de Chicago.

Et l’«Universalis», qu’on a tous achetée à de jolies étudiantes qui faisaient du porte à porte, et dont aucun bouquiniste ne veut plus.

Et l’«Encyclopédie» de Diderot, caviardée sur épreuves par l’imprimeur, après corrections… Et Diderot qui découvre les coupes alors qu’il est trop tard. Et les 2,56 millions de bénéfice empochés par les libraires, alors que les auteurs ont travaillé pour la peau.

Et celle de Panckoucke, qui suivra, en plus de 200 volumes, qu’il fallait relier soi-même.

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L’encre, qui remonte à 4000 ans av. J.-C., et qui, pendant longtemps, n’a pas été commercialisée. Pétrarque, se trouvant à Liège en 1333, eut le plus grand mal à s’en procurer.

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En 1996, plus de la moitié des écrivains professionnels français touchaient moins que le salaire minimum garanti.

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Le garamond, fondu au XVIe siècle par Garamont, avec un t, lequel avait vraiment ce qu’on appelle une sale gueule.

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La barbe, en argot de typographes: l’ivresse, la cuite. Barbe commençante, puis simple, puiscapitale, enfin indigne, «capable de provoquer la chute du typographe».

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Ce que Céline a voulu qu’on écrive sur la bande de «Mort à crédit», en 1936: «Je me suis énormément appliqué à ce travail. Celui qui s’appliquera autant que moi fera aussi bien. J. S. Bach.»

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Les autodafés de Goebbels: des centaines de milliers de livres brûlés en un mois. Du portugais auto da fe: acte de foi.

Etienne Dolet, l’imprimeur lyonnais de Clément Marot et de Rabelais: torturé, étranglé et brûlé avec tous ses livres, place Maubert, à Paris, où se trouve le bûcher habituel des imprimeurs. Traditionnellement, on leur perce la langue, on les écartèle, on les pend et, de guerre lasse sans doute, on les brûle.

Jacques Drillon

«Dictionnaire encyclopédique du livre»
sous la direction de Pascal Fouché, Daniel Péchoin, Philippe Schuwer, 3 tomes
Cercle de la librairie, 900 p., 178 €, 1074 p., 195 €, 1088 p., 195€.

Source: "le Nouvel Observateur" du 11 août 2011.

vendredi 5 août 2011

Oscar Wilde: «Un artiste n'est pas le laquais du public»


02-08-11 à 15:52 par Le Nouvel Observateur 1 réaction

LES GRANDS ENTRETIENS DE L'ÉTÉ. Avant d'être jeté en prison pour homosexualité, Oscar Wilde fut le plus brillant esprit de son temps. Dans ce long entretien, donné en 1895 à la «St. James Gazette», il répond aux critiques perfides dont il est l'objet, non sans perfidie...

OSCAR WILDE est né en 1854 à Dublin. Fils d'un chirurgien et d'une poétesse, il s'installe à Londres en 1869, où il fait jaser toute la bonne société. En 1884, il épouse Constance Lloyd, dont il aura deux fils. Il prend pour amant Robert Ross, son secrétaire, écrit « le Portrait de Dorian Gray » en 1890, et entame une liaison passionnée avec Lord Alfred Douglas, dit « Bosie ». Il est condamné à deux ans de travaux forcés pour homosexualité, et meurt dans la solitude en 1900 à Paris. (c) AFP ImageForum

OSCAR WILDE est né en 1854 à Dublin. Fils d'un chirurgien et d'une poétesse, il s'installe à Londres en 1869, où il fait jaser toute la bonne société. En 1884, il épouse Constance Lloyd, dont il aura deux fils. Il prend pour amant Robert Ross, son secrétaire, écrit « le Portrait de Dorian Gray » en 1890, et entame une liaison passionnée avec Lord Alfred Douglas, dit « Bosie ». Il est condamné à deux ans de travaux forcés pour homosexualité, et meurt dans la solitude en 1900 à Paris. (c) AFP ImageForum

Il a été le grand magicien du siècle finissant. Admiré, critiqué, loué, il a été porté aux nues avant d'être expédié aux travaux forcés. Il est mort à 46 ans, le coeur brisé, le corps usé, dans un petit hôtel de la rue des Beaux-Arts à Paris.

Oscar Fingal O'Flahertie Wills Wilde (1854-1900), né à Dublin, était le fils d'un chirurgien archéologue, toujours imbibé mais jamais saoul. Sa mère était une protestante acerbe à la conversation brillante, mais aux vers médiocres. L'ennui, c'est que les parents attendaient une fille -ils avaient déjà un garçon- et, déçus par le bébé Oscar, décidèrent de faire semblant: l'enfant fut traité en fillette jusqu'à l'âge de 9 ans.

Dans sa jeunesse, il avait la certitude qu'il deviendrait un esthète lors de peu convaincantes études au Magdalen College à Oxford. Il publia son premier livre de poèmes en 1881, et s'embarqua pour les Etats-Unis, où il fut fréquemment interviewé, après avoir déclaré aux douaniers: «Je n'ai rien à déclarer, sinon mon génie.»

Il arriva en redingote pourpre à New York, et, après sa tournée, revint en Stetson et bottes de cow-boy à Londres, avec un message: «La plupart des gens meurent d'être raisonnables.» Shaw, Whistler et Frank Harris tentèrent de le ridiculiser. Mal leur en prit: de ces duels, ils sortirent la queue basse. Alors que celui-ci se vantait de ses relations sociales, Oscar Wilde l'interrompit: « Oui, Frank, nous savons que vous avez dîné dans toutes les bonnes maisons de Londres. Une fois.»

Wilde à Paris
Alors que Wilde, à Paris, logeait à l'Hôtel Voltaire, sur la Seine, il y reçut la visite de Coquelin aîné, l'un des plus grands acteurs français de l'époque. Le dialogue fut, plus tard, retranscrit par Oscar Wilde lui-même.

Coquelin. - Qu'est-ce que la civilisation, M. Wilde?
- L'amour du Beau.
- Qu'est-ce que le Beau?
- Ce que les bourgeois appellent le laid.
- Et ce que les bourgeois appellent le Beau?
- Cela n'existe pas. Mon drame? Du style seulement.
Hugo et Shakespeare ont épuisé tous les sujets.
Il est impossible d'être original, même dans le péché. La poésie, c'est la grammaire idéalisée. L'art, c'est le désordre.

Il signa essais, articles, nouvelles et même un roman, «le Portrait de Dorian Gray» (1890), avant de devenir un dramaturge réputé: «l'Eventail de Lady Windermere» (1892), «Une femme sans importance» (1894), «Un mari idéal» (1895) et «l'Importance d'être Constant» (1895). Ces pièces, toujours au répertoire, ont-elles vieilli? Sans doute.

Ce qui n'a pas vieilli, en revanche, c'est le panache de leur auteur. Aphorismes ciselés, méchanceté amusante, vanité infernale, coquetterie d'ecclésiastique: Oscar Wilde a été un personnage avant d'être un écrivain. Il a défrayé la chronique avec son mariage, ses manières flamboyantes, ses répliques mouchetées. Jean Lorrain le considérait comme un rival, Marcel Proust comme un être curieux. Ce qu'il était, sans nul doute.

Il était vain, poseur, insupportable, mais toujours amusant. Considérant que le monde était une scène de spectacle, il se fabriqua un personnage: «Mon nom complet a deux O, deux F, et deux W. Un nom destiné à devenir célèbre ne doit pas être trop long. En devenant connu, on se doit d'abandonner ses prénoms, comme un aérostatier se débarrasse de son lest... Un jour, on me nommera « The Wilde » ou « The Oscar».»

Connu pour ses reparties et son esprit, il se faisait fort de broder sur n'importe quel sujet. On le pressa de parler de la reine. Il répondit: «La reine n'est pas un sujet.» Quant aux indésirables, il les cueillait d'un bon mot: «Oh, je suis heureux que vous soyiez venu. J'ai mille choses à ne pas vous dire.»

L'interview qui figure ici a eu lieu juste après la première d'«Un mari idéal». Le critique William Archer venait d'écrire que le culte d'«Oscar» était en train de dévorer Wilde l'artiste. Quant à «Salomé», pièce écrite en français et jouée en France, elle était alors interdite en Angleterre pour «indécence».

L'année 1895 fut le dernier moment de gloire dans la vie d'Oscar Wilde. Car le marquis de Queensberry, inventeur des règles du «noble art», la boxe, éprouvait un certain déplaisir à constater que son fils, Lord Alfred Douglas dit «Bosie», était l'amant de Wilde. Le marquis déposa donc plainte pour sodomie. L'accusé contre-attaqua et perdit. Il fut donc jeté en prison. De cette triste expérience, il tira «la Ballade de la geôle de Reading» (1897).

Oscar Wilde et son amant, Lord Alfred Douglas, dit "Bosie", en 1894.

Il essaya de se dissimuler derrière un pseudonyme, Sébastien Melmoth, n'y parvint point, et mourut dans une chambrette en estimant que «c'est soit le papier peint qui disparaît, soit moi».

Pendant longtemps, on a pensé que cet entretien, publié dans la «St. James Gazette» en janvier 1895, avait été rédigé par l'intéressé lui-même, sous le titre: «Oscar Wilde sur Oscar Wilde: une interview.» Mais l'éditeur des lettres de Wilde, Rupert Hart-Davis, considère qu'elle dut être une collaboration entre l'écrivain et Robert Ross, son secrétaire. Ceci dit, le genre de l'auto-interview a fait florès depuis. Truman Capote, Norman Mailer et Georges Marchais, entre autres, aimaient bien le self-service. On n'est jamais si bien servi...

François Forestier

***

J'ai trouvé M. Oscar Wilde prêt à partir pour une courte visite à Alger. Il ne lisait, bien sûr, rien d'aussi attendu qu'un horaire des départs, mais un journal français qui contenait un article sur la première d'«Un mari idéal», et qui décrivait son salut au public après la représentation. «Comme les Français savent bien apprécier ces moments brillants de la vie d'un artiste!», dit-il en me tendant l'article, comme s'il considérait que l'interview arrivait à sa fin.

St. James Gazette. Eprouvez-vous du plaisir à apparaître sur scène après la représentation de l'une de vos pièces ?
Oscar Wilde. Nullement. Aucun artiste ne trouve intérêt à rencontrer le public. Le public, lui, a très envie de rencontrer l'artiste. Personnellement, je préfère la tradition française selon laquelle le nom de l'auteur est simplement annoncé par le doyen des acteurs de la troupe.

Aimeriez-vous voir cette coutume adoptée en Angleterre ?
Certainement. Plus le public s'intéresse à l'artiste, moins il s'intéresse à l'art. La personnalité de l'artiste devrait rester inconnue du public. Ceci dit...

Oui ?
[Il fit une pause] Il serait plus intéressant que le nom de l'auteur soit annoncé par le benjamin des acteurs de la troupe.

C'est donc seulement à la demande pressante du public que vous montez sur scène ?
Oui. J'ai toujours été de bonne composition à ce sujet. Le public a toujours apprécié mes oeuvres, et il me semble qu'il serait dommage de gâcher la soirée.

Je note qu'il y a des gens qui ont critiqué vos allocutions...
Oui. La conception traditionnelle veut que le dramaturge apparaisse et remercie ses amis pour leur soutien et leur présence. J'ai changé tout cela, j'en suis heureux. L'artiste ne doit pas s'abaisser à être le laquais du public. D'un côté, je suis reconnaissant d'être apprécié par les acteurs et le public. Et, d'un autre côté, j'estime que l'humilité est la qualité des hypocrites, la modestie la qualité des incompétents. Le devoir et le privilège de l'artiste est l'affirmation de soi.

M. Wilde, à quoi attribuez-vous le fait que si peu d'hommes de lettres -en dehors de vous-même- aient écrit des pièces destinées à être représentées ?
D'abord à la présence d'une censure irresponsable. Le fait que ma «Salomé» ne puisse être représentée suffit en soi à démontrer l'inanité de cette institution. Si les peintres devaient montrer leurs toiles à des bureaucrates, ceux qui pensent en termes de formes et de couleurs adopteraient un autre mode d'expression. Si chaque roman devait être soumis à l'appréciation d'un magistrat, ceux dont la fiction est la passion chercheraient un nouveau mode de réalisation. Aucun art ne peut survivre à la censure. Aucun art n'y survivra.

Et ensuite ?
Ensuite, à la rumeur persistante, largement répandue par les journalistes depuis trente ans, que le devoir de l'artiste est de plaire au public. Le but de l'art n'est pas plus de donner du plaisir que de la souffrance. Le but de l'art est d'être de l'art.

Vous n'admettez pas d'exception ?
Si. Le cirque. Là, raisonnablement, les souhaits du public devraient être pris en considération.

Pensez-vous que la critique dramatique en France est supérieure à la nôtre ?
Il serait injuste de confondre les critiques français et les critiques anglais. Le critique français est en général un homme de culture et de lettres. En France, des poètes comme Théophile Gautier ont été critiques. En Angleterre, ils sont issus d'une classe moins distinguée. Ils n'ont ni les mêmes capacités ni les mêmes possibilités. Ils ont des qualités morales, mais pas de qualifications artistiques. Pour critiquer le théâtre, qui est un art d'une si grande complexité, la plus haute culture est nécessaire. Personne ne peut se livrer à la critique s'il n'est capable de recevoir des impressions d'autres formes d'art.

Vous admettrez que ces critiques dramatiques sont sincères ?
Oui. Mais leur sincérité n'est rien de plus qu'une forme de stupidité stéréotypée. Le critique dramatique devait être aussi versatile qu'un acteur. Il devrait pouvoir changer d'humeur à volonté et saisir la couleur de l'instant.

Vous savez, du moins, que les critiques sont incorruptibles ?
Dans un marché où il n'y a pas d'enchérisseur.

Vous leur déniez même un passé crédible ?
Ils n'ont ni passé ni futur.

Que faudrait-il faire, selon vous ?
Pour les plus vieux, il faudrait les retraiter et les pensionner, et les autoriser à écrire sur la politique, la théologie ou le bimétallisme, sujets moins difficiles que l'art.

En fait, on devrait les voir, mais pas les entendre ?
Ils ne devraient être ni vus ni entendus.

Vous avez dit l'autre jour qu'il y a seulement deux critiques dramatiques à Londres. Puis-je vous demander qui...
Ils ont dû être grandement gratifiés par ma déclaration. Mais je dois dire que, depuis la semaine dernière, l'un d'eux a été biffé sur ma liste.

Qui avez-vous laissé ?
Je pense que je ferais mieux de ne pas mentionner son nom. Notre homme en deviendrait vaniteux. Or la vanité est le privilège des créateurs.

Et qui avez-vous biffé ?
M. William Archer, du «World».

Que reprochez-vous donc à son article ?
Je ne reproche rien, mais je déplore tout. Il est de mauvais goût d'écrire à mon sujet en me désignant par mon prénom. Obéir à un rappel du public qui crie votre prénom est un grand compliment. Etre ainsi nommé dans un article relève des mauvaises manières. Mais les mauvaises manières font le journaliste.

Pensez-vous que les acteurs français soient supérieurs aux nôtres ?
Les acteurs anglais jouent très bien. Mais là où ils sont les meilleurs, c'est entre les répliques. Il leur manque la superbe élocution des Français -si claire, si cadencée et si musicale. Nous allons au théâtre français pour écouter, au théâtre anglais pour regarder. Il y a, bien sûr, des exceptions. Il y a plus d'un acteur anglais capable de produire un merveilleux effet dramatique à l'aide d'une monosyllabe et de deux cigarettes... [M. Wilde resta silencieux un moment, puis ajouta: ] Après tout, c'est ce qu'on appelle jouer.

Etes-vous satisfait des interprètes d'«Un mari idéal» ?
Ils m'ont tous charmé. Peut-être sont-ils trop fascinants. La scène est le refuge des gens trop fascinants.

Avez-vous entendu dire que tous les personnages de votre pièce parlent comme vous ?
Des rumeurs de cet ordre me sont parvenues de temps en temps [dit M. Wilde en allumant une cigarette], et certaines critiques dans ce sens m'ont été adressées. Il est de fait que c'est seulement ces dernières années que les critiques dramatiques ont eu l'occasion de voir des pièces écrites par un auteur qui a la maîtrise de son style. Dans le cas d'un dramaturge qui est aussi un artiste, il est impossible de ne pas sentir que l'oeuvre d'art, pour être oeuvre d'art, doit être dominée par l'artiste. Chaque pièce de Shakespeare est dominée par Shakespeare. Ibsen et Dumas dominent leurs oeuvres. Mes oeuvres sont dominées par moi-même.

Avez-vous jamais été influencé par vos prédécesseurs ?
Il me suffit de déclarer définitivement, et je l'espère une fois pour toutes, que pas un seul dramaturge de ce siècle n'a eu la plus petite influence sur moi. Seuls deux m'ont intéressé.

Qui sont-ils ?
Victor Hugo et Maeterlinck.

D'autres écrivains ont certainement influencé vos autres oeuvres ?
Mis à part la prose et la poésie des auteurs grecs et latins, les seuls auteurs qui m'ont influencé sont Keats, Flaubert et Walter Pater, et, quand je les ai croisés, j'avais déjà parcouru la moitié du chemin pour les rencontrer. Le style doit être déjà dans votre âme avant que vous ne le reconnaissiez chez les autres.

Et vous considérez qu'«Un mari idéal» est la meilleure de vos pièces ?
[Un sourire charmant passa sur le visage de M. Wilde] Avez-vous oublié mon expression classique: «Seuls les médiocres s'améliorent?» Mes trois pièces sont, ainsi que l'a formulé un merveilleux jeune poète :
Comme une rose blanche Sur une verte tige, près d'une autre. Elles forment un cycle parfait, et, dans leur délicate sphère, complètent la vie et l'art.

Pensez-vous que les critiques apprécieront votre prochaine pièce (« L'importance d'être Constant ») ?
J'espère que non.

Je n'ose demander si elle plaira au public ?
Quand une pièce qui relève de l'art est produite sur scène, ce qui est soumis à examen, ce n'est pas la pièce, mais la scène. Quand une pièce qui ne relève pas de l'art est produite sur scène, ce qui est soumis à examen, ce n'est pas la pièce, mais le public.

Quel genre de pièce pouvons-nous attendre ?
Une pièce exquisément triviale, une délicate bulle de fantaisie, avec sa philosophie.

Sa philosophie ?
Nous devrions traiter toutes les choses triviales de notre vie sérieusement, et toutes les choses sérieuses avec sincérité et trivialité.

Vous n'avez aucune inclination pour le réalisme ?
Pas la moindre. Le réalisme n'est qu'un arrière-plan. Il ne peut former un motif artistique pour une pièce qui relève de l'art.

Ceci dit, j'ai entendu qu'on vous faisait compliment pour votre peinture de la bonne société londonienne...
Si Robert Chiltern, le personnage d'« Un mari idéal », était un banal employé, l'humanité de sa tragédie n'en serait pas moins poignante. Je l'ai situé dans les hautes sphères de la société parce que c'est l'un des aspects de la vie sociale que je connais le mieux. Pour écrire avec aisance, on doit écrire avec connaissance.

Vous ne voyez donc rien qui soit digne de traitement dans les tragédies de la vie quotidienne ?
Si un journaliste est écrasé par un véhicule à quatre roues sur le Strand - incident dont, à mon grand regret, je n'ai jamais été témoin je n'en tire aucune inspiration d'un point de vue dramatique. Peut-être ai-je tort. Mais l'artiste doit avoir ses limites.

Eh bien, j'ai pris le plus grand plaisir à vous écouter...
J'en étais sûr. Mais, dites-moi, quel moyen employez-vous pour noter vos interviews. La...?

Sténo.
C'est votre nom ? Ce n'est pas un nom très gracieux.

[Et je suis parti.]

Propos recueillis par ROBERT ROSS

Source: "le Nouvel Observateur" du 28 juillet 2011.