samedi 22 janvier 2011

Apéro Par Gérard Oberlé,

publié le 13/07/2010 à 15:00
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Est-ce que vous plaisantez, fillette ? Depuis plus de six ans je vous tartine des missives avec des recettes de coquetèles en post-scriptum et vous me demandez d'arbitrer dans une querelle de ménage déclenchée par votre soudaine envie de tirer une bordée. Votre calamiteux céladon refuse de vous accompagner à l'apéro mahous auquel vous êtes conviée et fait pis en vous interdisant d'y courir seule. Je vous ai souvent asticotée à propos de ce mariolle. Sobre, bien ciré et aussi imaginatif qu'une théière, votre coulissier n'est guère affriolant. Ce raseur vous la fait à la gomme en jargonnant marché à terme, cours de clôture, Dow Jones, links, bunker, drive et pitch et si ne prenez garde, vous finirez marida bourgeoisement et vous comprendrez, trop tard, ce que veut dire "pauvre bonheur". Je plaisante ! Je vous connais, ma grandette, et sais que vous ne serez jamais candidate pour une félicité de sous-préfecture. Profitez de l'apéro pour plaquer votre golfeur et dégotez-vous un godelureau plus chatoyant, d'une complexion virile et flexible, un gaillard de sève et de sang qui ne pratique pas un sport de rentier, un boxeur, un pilier ou un ailier, voire un noceur loqueteux ou un dandy baudelairien, n'importe quel bon garçon, pourvu qu'il sache lever le coude entre camarades et prendre son lit en marche. Celui-là vous escortera joyeusement pour votre bacchanale apéritive. "L'apéritif, c'est la prière du soir des Français", disait Paul Morand, un habitué des raouts d'ambassade et des formules concises. Quand vous rentrerez chez vous, hourdée jusqu'à la troisième capucine, mais toujours escortée, vous pourrez bonnir à votre voisine de palier que vous venez de réciter vos oraisons et que vous êtes encore abîmée dans la contemplation par toutes sortes de transports, de ravissements et d'extases. Ivresse et béatitude sont des vocables qui s'appliquent aussi bien aux grands cuitards qu'aux grands mystiques. Étymologiquement, n'en déplaise à Monsieur Morand, l'apéritif ne procède point de la spiritualité chrétienne. Il s'est échappé de l'infirmerie du dieu Esculape sous forme d'adjectif bas-latin : aperitivus (du verbe aperire, ouvrir), un terme médical du XIIIe siècle pour qualifier les médicaments qui "ouvrent" les voies d'élimination, les sudorifiques, diurétiques et purgatifs. A l'époque d'Ambroise Paré, les remèdes apéritifs rendaient les humeurs plus fluides. Devenu substantif au XVIIIe siècle, l'apéritif disparaîtra du lexique médical pour renaître au XIXe siècle avec un sens nouveau : boisson qui ouvre l'appétit. Les carabins d'alors, moins carabinés que mon copain docteur, prescrivaient à leurs patients anorexiques des bouillons apéritifs, des tisanes apéritives, des promenades apéritives, mesquines ordonnances pour tristes gosiers, grenouilles hydropotes et sinistres carêmeurs.

Plus apertement apéritifs que les bouillons et tisanes, vinrent enfin les Martini, Rossi, Cinzano et autres Gancia, vermouths apéritifs brevetés, talonnés par de stimulants bitters à base de gentiane, de quinquina, d'angusture ou d'artichaut, les Suze, Saint-Raphaël et Cynar très prisés à l'époque des Panhard, des Dauphines Renault, des chansons de Mariano et d'André Claveau, mais bientôt doublés, quand l'apéritif devint apéro, par un tsunami anisé surgi de Marseille avec l'accent de Raimu, Fernandel et Mossieu Pasqua. Pernod, Ricard, vous avez foutu la France dans un sacré pastis ! Je n'ai jamais été client pour ce genre de carburant car mes papilles se laissent mieux aguicher par un riesling, un chardonnet, un savagnin ou un chenin, un amontillado, un manzanilla quand je me sens olé olé, un dry martini quand le gin est de première ou un punch guyanais quand mon âme est mangroveuse. Cela dit, mon itinéraire spiritueux fut jalonné de toutes sortes de breuvages ensorceleurs, vitriols et tord-boyaux folkloriques et exotiques, car j'ai bourlingué. Ma religion bachique et la Faculté m'interdisent aujourd'hui ce genre d'adultère. Au vin seul je reste fidèle, mais sans intégrisme. Sculptez votre gueule de bois dans l'essence qui vous duit, mais de grâce, Emilie, évitez les fourberies commerciales à base de soda et d'antigel que certains fabricants fourguent à la jeunesse avec l'assentiment de la Santé publique. Longue vie aux vignerons ! Je vous laisse avec un apéro plus prolo que bobo, un P. P. V. R. comme on n'en sert point au club house de votre futur ex.

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