mardi 22 février 2011

JONATHAN COE SUR LA ROUTE DE T.S. ELIOT

Deux ans après avoir opéré un tournant dans sa carrière avec le très réussi 'La pluie, avant qu'elle tombe', au ton grave inédit, Jonathan Coe revient au style satirique qui a fait son succès avec 'La vie très privée de Mr Sim'. Ce road-trip d'un représentant en brosses à dents amoureux de son GPS est certainement un des meilleurs romans de la rentrée de janvier.


Il a 74 amis sur sa page Facebook et, quand il rentre de voyage, 150 messages s'entassent dans sa boîte mail. Pourtant, il se sent seul au monde, comme si cette époque de connexion maximale avec autrui était en même temps celle de la plus grande solitude. Impression confirmée dès qu'il ouvre sa boîte mail : en fait de messages, il ne découvre que des spams pornographiques et des publicités pour la virilité (« Vigueur béton dans le pantalon » et autres « Vous allez l'appeler Pierre le Grand »). Lui, c'est le héros du nouveau roman de Jonathan Coe, Maxwell Sim – « comme la carte Sim » –, sujet britannique moyen, banlieusard, père divorcé, employé commercial en arrêt-maladie et modèle de l'homme moderne, perdu parmi ses semblables, comme un atome au cœur de la grande machine consumériste.

Un héros très discret

C'est d'ailleurs par cette réflexion que commence le livre, alors que Maxwell est sur le trône dans les toilettes d'un restaurant en Australie, le pays où vit son père : « Si j'étais victime d'une crise cardiaque, subitement, quelles en seraient les conséquences ? Il y aurait peut-être un ou deux frissons d'émotion chez mes amis ou mes collègues de travail, mais rien d'important. Mon passage de vie à trépas ne créerait pas une onde de choc. Un compte Facebook désormais inactif, encore n'était-il pas dit que les amis de ma liste s'en aperçoivent ». Bref, Max est un homme médiocre, ennuyeux et résigné, et c'est avec une certaine curiosité qu'on se demande comment Coe, après le bref et mélancolique 'La pluie avant qu'elle tombe', va faire de lui le héros d'un roman de 450 pages à la première personne. La solution va venir de Trevor, un ancien camarade qui ressurgit pour lui proposer un job : une opération publicitaire consistant à rallier les Shetlands (au nord de l'Angleterre) en voiture pour faire connaître une marque de brosses à dents écolo (manche en bois durable, tête en poils de sanglier). Max accepte et part au volant d'une Toyota hybride dotée d'un GPS qu'il surnomme « Emma » et à qui il commence de faire la conversation, faute de partenaire… C'est le début d'un road-trip durant lequel Max multipliera les aventures (revoir sa femme, dîner avec son adolescente de fille, retrouver un ex-amour de jeunesse et tenter de coucher avec elle), frôlera la démence (un faux article de journal placé au début du roman annonce : « Un VRP retrouvé nu dans sa voiture » !) et s'achèvera en réconciliation avec lui-même et avec son passé, c'est-à-dire avec son père.

T.S. Eliot en modèle

Derrière ses allures de récit facile (quoi de plus linéaire qu'un voyage ?), Mr Sim, comme toujours chez Coe, est en réalité un roman redoutablement complexe et discrètement référencé, avec quatre parties inspirées des 'Quatre Quatuors' de T.S. Eliot et quatre « récits dans le récit » qui démultiplient les perspectives. Le premier raconte l'histoire pathétique (et authentique) de Donald Crowhurst, cet homme d'affaires anglais qui, en 1968, avait prétendu avoir effectué un tour du monde à la voile en présentant un journal de bord imaginaire rempli de positions inventées par lui… Et si Max était un Crowhurst moderne, un menteur qui, par timidité ou par lâcheté, se cache loin de la vie sociale, en ne communiquant plus que via des simulacres informatiques ? L'identification d'autant plus évidente pour Max qu'il a tendance à se monter facilement des films depuis sa dépression, et que Crowhurst est « le portrait craché de son père »…

Quête intime, retrouvailles familiales et acceptation de soi : ce sont finalement des thèmes très classiques qu'aborde Coe dans ce roman rempli de traits satiriques et d'idées comiques (la crise cardiaque fortuite du voisin d'avion est désopilante), avec ici et là des morceaux de bravoure dans l'écriture (logorrhée de Max, dialogue délirant avec le GPS, échanges de textos) qui rappellent le goût de l'auteur pour les jeux formels. C'est hélas sur ce registre que se tient le seul reproche qu'on ferait à ce roman par ailleurs très recommandable : sa chute énorme et un peu aberrante, qui sonne comme un clin d'œil tardif à l'idole de Coe, l'expérimentateur anglais B.S. Johnson (on se rappelle la biographie qu'il lui a consacrée, 'Histoire d'un éléphant fougueux'), grand amateur de dérèglement des frontières entre personnages et auteur, entre l'histoire et celui qui l'écrit. Après la laborieuse coda joycienne de l'excellent 'Bienvenue au club', Coe conclut de nouveau d'une manière un peu trop facile, même si son habileté technique est éblouissante. Ne faisons pas la fine bouche pour autant : Mr Sim demeure un grand cru et l'un des meilleurs romans de cette rentrée de janvier, comme il se doit avec le toujours impeccable Mr Coe.

'La vie très privée de Mr Sim', Jonathan Coe, traduit de l'anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 450 p., 22 €. Sortie le 20 janvier 2011.


Bernard Quiriny

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